Fiction.
Lundi 7 juin 2021 : 138ème Colloque des Gargouilles
Au détour d’une discussion entre la médisance, la contradiction et la pleureuse.
– Il y a toujours des longueurs dans ce genre de journées. Je crois qu’à midi nous aurons un buffet. Avec toutes mes intolérances, un buffet c’est pratique. As-tu vu le plan de table ? demande la pleureuse à la médisance.
– Ne m’en parle pas, mon ventre gargouille depuis une bonne heure déjà. Mais pauvre de toi, sais-tu que tu es placée entre l’affamé et la gourmandise… Ce n’est pour être méchante mais je n’aimerais pas être à ta place !
– Les larmes me montent aux yeux ! C’est idiot, je sais, d’autant que je m’étais promis de ne pas pleurer aujourd’hui, déplore la pleureuse. L’hospitalité vient gentiment de me proposer de me céder sa place à table, ça m’a tellement émue !
– Moi qui meurt de faim, je suis à une table où les participants manquent cruellement de savoir-vivre, l’aigle, le cheval, le chien, l’ours, le singe, le lion et même la vache grasse, ils se comportent vraiment comme des bêtes, croyez bien qu’il y a de quoi vous couper l’appétit ! Ce n’est pas grave, de toute manière je n’avais pas faim, disconvient la contradiction.
– J’ai croisé le chemin de la luxure. Elle se pavane comme si chacun d’entre nous était venu pour elle. Bon, en même temps, il faut avouer qu’elle est dans toutes les têtes. Ce n’est pas pour dire du mal mais j’ai vu tout à l’heure l’âme damnée et le châtiment éternel, ils font peine à voir, en même temps je pense qu’ils ont bien mérité ce qui leur arrive, comme dirait l’autre « qui se sent morveux se mouche! », jase la médisance.
– A l’instar de la punition et la pauvreté, elles me font beaucoup de peine, gémit la pleureuse.
– Je viens, je dois l’avouer, d’hypocritement saluer l’homme aux trois visages. Il me met très mal à l’aise, il est bien compliqué de parler dans son dos sans qu’il le sache dit la médisance. Ce n’est pas pour être désobligeante mais je me demande s’il n’aurait pas une personnalité multiple celui-là…
– Ne m’en parle pas, je suis placée à côté de lui en salle de conférence et j’ai sans arrêt l’impression qu’il m’observe où que je me trouve. Je suis à sa gauche…non en fait à sa droite…sa droite à lui et donc ma gauche…oui ça doit être ça, se fourvoie la contradiction.
– Les réjouissances sont loin d’être terminées…je vois sur le programme qu’on va nous gratifier d’un concert, « l’âne musicien et l’ange au violon ». Ce n’est pas pour être méchante mais les braiments sur fond de crincrin ça me porte au cœur, persifle la médisance.
Chut ! C’est vraiment intolérable, la voix dans le silence parle sans arrêt pendant les débats, non que les interventions m’intéressent mais le bruit de fond constant m’irrite.
– L’indiscrétion m’a confié que les faux-frères et le vaniteux se pâment d’avoir été le sujet de quelques poèmes du Chanoine Kir. Ils semblent ignorer que nous autres avons, en 1966, fait la une Des Dépêches. Prises en photo par Jean-Claude Delmas et agrémentées de jolis poèmes de Jean-François Bazin. Le photographe alors juché sur la grande échelle des pompiers avait tiré notre portrait jusqu’à 30 m de hauteur ! Et ça voyez-vous et bien ça me bouleverse ! pleurniche la pleureuse.
– Les débats de cet après-midi porteront principalement sur l’appellation juste qui nous est donnée, appelées gargouilles, nous sommes en réalité des grotesques. L’appellation est moins heureuse mais la fiche de poste est plus légère, sachant que nous n’avons pas besoin de drainer les eaux de pluie. A bien y réfléchir, il me semble que c’était le thème de l’année dernière…non celui d’il y a deux ans ! Bref, quoi qu’il en soit j’aurais aimé un nom plus prestigieux grommelle la contradiction.
– Ce n’est pas pour être méchante mais nous avons avantageusement remplacé les anciennes gargouilles. Elles ont été retirées en 1240 à la suite d’un sinistre accident advenu à un usurier qui, le jour de ses noces, prit sur le coin du nez la gargouille de l’avarice. La coïncidence me fait bien rire… Celles d’origine qui restent ont pris un sacré coup de vieux. Il faut dire qu’elles datent du 13ème siècle et nous seulement de 1881, débine la médisance.
– Il était médecin…non homme de loi…ah non non usurier en effet.
– Quelle sombre histoire, ça me fait tellement de peine gémit la pleureuse.
A table !